Notre site web utilise des cookies et d’autres technologies afin d’améliorer votre expérience utilisateur et de mesurer la performance du site web et de nos mesures publicitaires. Vous trouverez plus d’informations et d’options dans notre déclaration de confidentialité.
OK

Contrats en chaîne: Faites le point !

Le droit suisse prohibe la conclusion de « contrats en chaîne », i.e. la conclusion d’une suite de contrats à durée déterminée, souvent de courte durée, en vue d’éluder les dispositions protectrices du droit du travail. Dans une telle hypothèse, la relation de travail sera requalifiée en contrat à durée indéterminée, avec les conséquences que cela entraîne sur les périodes de protection, les délais de congé, etc.

03/02/2022 De: Philippe Ehrenström
Contrats en chaîne

Cette prohibition s’applique-t-elle sans distinction ni nuance dans le domaine du travail intérimaire, lequel, par définition, se caractérise par de multiples contrats de durée déterminée, parfois avec le même bénéficiaire des services ?

Les justiciables ont parfois tenté de le plaider, mais sans grand succès jusqu’à aujourd’hui.

Location de service et travail temporaire

Lorsque le contrat est conclu par l’intermédiaire d’une agence de placement, cette dernière n’est pas partie au contrat de travail (art. 2 al. 1 de la loi fédérale du 6 octobre 1989 sur le service de l'emploi et la location de services (LES ; RS 823.11)). En revanche, celui qui pratique la location de services (le bailleur de services) demeure l’employeur, même si le travailleur exerce son activité pour un tiers (l’entreprise locataire de services (art. 12 LSE)). Est réputé bailleur de services celui qui loue les services d'un travailleur à une entreprise locataire en abandonnant à celle-ci l'essentiel de ses pouvoirs de direction à l'égard du travailleur (art. 26 al. 1 de l’Ordonnance sur le service de l'emploi et la location de services (Ordonnance sur le service de l'emploi, OSE ; RS 823.111)).

La location de services implique donc un rapport triangulaire : le salarié ne travaille pas dans l’entreprise du bailleur de services, avec lequel il a un contrat de travail au sens des art. 319 et ss CO, mais dans celle du locataire de services. Il est subordonné, pour ce qui est de l’exécution de son travail, à ce dernier. L’entreprise utilisatrice des services loués n’exerce quant à elle de droits envers le travailleur qu’en raison du contrat de location de services la liant à l’entreprise bailleresse.

La location de services au sens de ce qui précède comprend le travail intérimaire proprement dit (travail temporaire).

Il y a travail temporaire lorsque le but et la durée du contrat de travail conclu entre le bailleur de services et le travailleur sont limités à une seule mission dans une entreprise locataire (art. 27 al. 2 OSE). Le travailleur temporaire conclut avec un bailleur de service un contrat-cadre intégrant une convention générale de services, au travers duquel le travailleur sera appelé à fournir des prestations successives pour divers clients du bailleur de services. Le travailleur est engagé dans l’unique but de vendre ses services. Entre deux missions, le contrat de travail est rompu et le salaire n’est pas dû. Le travailleur reste libre d’accepter ou non toute nouvelle mission qui lui serait proposée, mais il ne peut exiger que du travail lui soit proposé si le bailleur n’a pas de mission à lui confier.[i]

Le mécanisme est donc le suivant : en cas de travail temporaire, le bailleur de services ne conclut pas, dans un premier temps, de véritable contrat de travail avec l’employé, mais un contrat-cadre, soit une convention générale de services permettant d’obtenir l’adhésion du travailleur à ses conditions de travail. Il lui propose ensuite, au gré des circonstances et des demandes qu’il reçoit d’entreprises locataires de services, une mission à accomplir dans telle ou telle entreprise. Si le travailleur accepte la mission, alors il conclut un contrat de travail effectif avec le bailleur de services.[ii]

En d’autres termes, le contrat-cadre n’est pas un contrat de travail. Le travailleur ne peut en déduire aucun droit. Les effets du contrat-cadre sont soumis à la condition suspensive qu’un contrat de mission soit conclu. Ce n’est qu’à ce moment que naissent les obligations essentielles du contrat individuel de travail au sens des art. 319 et ss CO. Au terme de la mission, ces prestations ne sont plus dues et les parties reviennent au statu quo ante : le contrat-cadre reste valable, mais il ne déploiera ses effets que lorsqu’une nouvelle mission sera convenue.[iii]

La spécificité de la location de services implique notamment qu’aux contrats de mission successifs correspondent une suite de contrats de travail indépendants les uns des autres. Ainsi, il est admis que chaque contrat de mission puisse faire repartir le temps d’essai par exemple. Il est dès lors exclu de requalifier une suite éventuelle de contrats de mission en un contrat de travail unique de durée indéterminée[iv], sous la réserve de l’abus de droit.

La réserve de l’abus de droit

La doctrine admet en effet qu’une succession de contrats au service du même employeur puisse très exceptionnellement tomber sous le coup de la prohibition des « contrats en chaîne » quand les missions se sont succédées sans aucun délai, avec une interruption résultant de l’exercice d’un droit (vacances, maladie ou accident), de l’accomplissement d’une obligation légale (service militaire ou civil) ou encore avec quelques jours/semaines d’interruption résultant de la nature même de l’emploi temporaire. La jurisprudence ne suit toutefois pas forcément la doctrine sur ce point, relevant que le travail intérimaire est une activité précaire qui a des besoins particuliers de souplesse et d’adaptabilité, ce qui entraîne que chaque mission temporaire constitue un contrat distinct, et ce peu importe la succession de contrats.[v]

La Cour de justice du canton de Genève a par exemple retenu en 2013, de manière un peu péremptoire, qu’on ne saurait appliquer la figure du contrat en chaîne à la location de services:

 « En principe, chaque nouvelle mission donne lieu à la conclusion d'un nouveau contrat de travail de durée déterminée ; entre deux missions, le rapport est en général interrompu. Sauf convention contraire, chaque mission de travail intérimaire fait partir un nouveau temps d'essai ; la conclusion de contrats successifs n'est pas abusive et ces contrats n'ont pas à être assimilés à un seul contrat de durée déterminée.[vi]»

Le Tribunal fédéral, dans un obiter dictum d’un arrêt récent[vii], rappelle cependant que l’interdiction générale de la fraude à la loi (art. 2 al. 2 CC) trouve application dans le domaine du travail intérimaire, comme dans celui du contrat de travail. Cela étant dit, il faut encore préciser que le contrat intérimaire est une forme précaire d’emploi. Il est ainsi « clair » pour le Tribunal fédéral que prévoir des contrats de travail intérimaire successifs ne signifie pas encore nécessairement qu’il y ait intention d’éluder la loi.

Il convient dès lors d’apprécier l’argument de l’abus de droit au regard des faits de la cause, notamment de la durée des missions successives, de la cause et de la durée des périodes d’inoccupation entre deux engagements successifs, de l’identité de la ou des entreprises locataires de services, et d’examiner si l’intention de l’employeur était d’éluder les dispositions concernant la protection contre les congés ou la naissance d’autres prétentions juridiques dépendant d’une durée minimale des rapports de travail. L’examen du Tribunal fédéral apparaît toutefois bien draconien dans cet arrêt, notamment quand il retient contre la requalification des contrats en chaîne le fait que le travailleur ait été inscrit dans plusieurs agences d’interim.

Conclusion

Que retenir de ce qui précède ?

Si les tribunaux sanctionnent l’abus de droit dans le travail intérimaire comme dans le contrat de travail ordinaire, les conditions d’une requalification de contrats en chaîne en contrat ordinaire apparaissent difficilement pouvoir être réunies en pratique.

 Les circonstances du cas d’espèce sont bien évidemment déterminantes, mais un employeur devrait malgré tout se méfier de situations où le travail intérimaire serait utilisé aux fins expresses de « tourner » les dispositions protectrices des art. 319 ss CO : difficile ne veut pas dire impossible.

 

[i] Pierre MATILE/José ZILLA, Travail temporaire, Genève-Zurich-Bâle, 2010, p. 11

[ii] ATF 4C_356/2004

[iii] Pierre MATILE/José ZILLA, op.cit., p. 85

[iv] Pierre MATILE/José ZILLA, op.cit., pp.95-96 et jurisprudences citées

[v] Pierre MATILE/José ZILLA, op.cit., p. 98 et jurisprudences citées

[vi] CAPH/58/2013, consid. 2.1 in fine

[vii] ATF 4A_428/2016 du 15 février 2017

Newsletter S’abonner à W+