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Problèmes privés du travailleur: L’employeur doit-il intervenir ?

Dépendances, difficultés financières, problèmes familiaux, maladie d’un proche etc., l’employeur doit-il intervenir ? Quelles démarches entreprendre et dans quelles limites? Intérêts économiques et sécuritaires vs protection de la sphère privée, un juste équilibre à trouver.

27/10/2020 De: Véronique Perroud
Problèmes privés du travailleur

Introduction

La gestion de la santé au sens large des employés tend à s’imposer comme essentielle au bon fonctionnement d’une entreprise, tant en termes de performances, d’image, de sécurité que d’économie des coûts.

Face aux exigences croissantes de l’entreprise vis-à-vis de ses employés, revendiquant un engagement total et sans faille, la question d’une intervention de l’employeur se pose dans le cadre d’une gestion des problèmes privés que peut rencontrer le travailleur. 

Au-delà du caractère éthique et moral que peut revêtir un tel engagement, il convient d’en considérer le fondement légal, l’employeur assumant un nombre croissant de responsabilités en matière de protection de la santé.

La santé des travailleurs : une obligation à charge de l’employeur

Il découle des dispositions légales principales en la matière, notamment les articles 328 CO, 82 LAA, 6 LTr ainsi que des ordonnances d’application, que le législateur suisse a conféré à l’employeur l’obligation de protéger la santé, tant physique que psychique, de ses travailleurs. En effet, alors que les blessures physiques étaient initialement et traditionnellement visées par cette protection, le concept a évolué en accordant ces dernières années une place de plus en plus importante au bien-être psychique du travailleur, tendance qui s’est reflétée tant dans la législation sur le travail que dans la jurisprudence.

Problèmes privés du travailleur: la protection de la sphère privée

Sous l’angle particulier de l’article 328 CO, qui constitue une norme flexible et centrale du droit privé suisse du travail et qui concrétise, dans le cadre de la relation de travail, les principes généraux des articles 27 et 28 CC, l’employeur est tenu non seulement de respecter, mais également de protéger la personnalité du travailleur. La protection de la personnalité recouvre l’ensemble des valeurs essentielles, physiques, affectives et sociales liées à la personne humaine et s’exerce notamment en ce sens que le travailleur a le droit de ne pas subir d’atteinte dans sa sphère privée, laquelle englobe la vie intime, à savoir les faits et gestes que chacun souhaite garder pour soi, ainsi que la vie privée, soit les événements que chacun choisit de partager avec un cercle plus ou moins étroit de personnes. La protection de la personnalité limite ainsi les possibilités d’intervention de l’employeur en ce sens que toutes immissions éventuelles dans la sphère ou la vie privée du travailleur, sous forme de questions ou d’instructions, doivent en principe être en rapport avec les besoins de l’entreprise et se fonder sur les exigences du travail à effectuer (TF, arrêt 2C_103/2008 du 30 juin 2008, cons. 6.2).

En matière précontractuelle, l’employeur n’est ainsi pas autorisé, lors d’un entretien d’embauche, à poser des questions relevant de la situation personnelle du travailleur et qui seraient sans lien avec le travail à effectuer. De fait, la légitimité des questions posées au candidat à l’emploi sera jugée, en référence notamment aux critères posés par l’article 328b CO, selon la nature de l’activité visée et le niveau hiérarchique du poste. Sont en conséquence en principe exclues toutes interrogations portant sur la vie privée du candidat tels les moyens de contraception utilisés, la consommation d’alcool, les relations familiales, les conditions de logement, les appartenances politiques, les convictions religieuses ou la situation financière, en particulier l’existence d’éventuelles dettes, sauf lorsqu’un avis de saisie est en cours ou en lien avec un poste impliquant un contact avec des valeurs patrimoniales importantes. Autre est la problématique des questions liées à l’état de santé du candidat, l’employeur étant fondé à le soumettre à un contrôle d’aptitude auprès d’un médecin ainsi qu’à poser des questions spécifiques lorsque la position convoitée rend l’information indispensable (Meier Philippe, Protection des données, Fondements, principes généraux et droit privé, Berne 2010, pp. 668-671).

Concernant le droit de l’employeur de donner des instructions relatives au comportement des travailleurs en dehors du lieu de travail, la question est controversée, les auteurs y étant favorables ne l’admettant qu’à titre exceptionnel, soit notamment en présence d’une entreprise dite « à tendance » ou lorsqu’une telle démarche est justifiée par un environnement de travail particulier imposant, à titre sécuritaire, un comportement irréprochable. C’est par exemple le cas d’un chauffeur qui peut se voir explicitement interdire toute consommation de boissons alcooliques durant un laps de temps précédant sa prise de service (Dunand Jean-Philippe, Commentaire du contrat de travail, Berne 2013, ad art. 328, N 19).

En définitive, il convient de retenir que le devoir d’assistance qui incombe à l’employeur à teneur notamment de l’article 328 CO doit être exercé dans le respect de la sphère privée du travailleur, l’employeur étant tenu de veiller tant à s’abstenir de porter atteinte aux droits de la personnalité de ses employés qu’à prendre toute mesure adéquate pour empêcher la survenance d’une atteinte. Une pesée des intérêts s’imposera donc dans chaque cas afin de juger du caractère acceptable ou non des instructions données et/ou questions posées, respectivement de l’absence d’intervention.

Problèmes privés du travailleur

Dans une telle constellation, comment appréhender les problèmes privés du travailleur, à savoir ceux relevant de sa sphère privée et/ou de sa vie privée ? La consommation d’alcool ou de médicaments en dehors des heures de travail, l’existence de problèmes financiers ou familiaux, la maladie d’un proche sont autant d’éléments susceptibles d’affecter le travailleur et d’avoir des répercussions diverses et variées, tant en dehors du temps de travail que dans le cadre de l’activité exercée. L’employeur doit-il intervenir ? Peut-il tout anticiper ? A l’évidence non. Le devoir de protection du travailleur tel qu’il a été évoqué ci-dessus implique, à titre préventif, que l’employeur prévienne les accidents en tenant compte de ce qui peut être envisagé selon le cours ordinaire des choses et en considérant l’inattention, voire l’imprudence du travailleur. On peut ainsi retenir à charge de l’employeur une obligation de sécurité limitée au risque prévisible.

Au vu de ce qui précède et en dehors des professions spécifiques nécessitant, pour des raisons sécuritaires ou d’aptitude, un profil particulier susceptible de justifier voire de contraindre une intervention de l’employeur en dehors de tout soupçon ou interférence concrète, seules des difficultés dans l’exécution des tâches confiées et/ou des problèmes comportementaux découlant de problèmes privés auxquels doit faire face le travailleur peuvent à notre sens, dans les autres cas, autoriser une démarche contraignante de l’employeur, sauf à porter atteinte à la sphère privée du travailleur.

Cela étant et considérant l’évolution de la jurisprudence rendue sous l’égide de l’article 328 CO, la question peut se poser de savoir si, en lien avec les problèmes privés, des égards particuliers doivent ou devront à l’avenir être observés par l’employeur vis-à-vis de certains travailleurs présentant un besoin de protection accrue tels les travailleurs âgés par exemple ou les apprentis. En effet, notre Haute Cour a récemment créé une nouvelle catégorie de salariés protégés en lien avec la résiliation, les travailleurs âgés bénéficiant d’une certaine ancienneté imposant à l’employeur le respect de modalités particulières (TF, arrêt 4A_384/2014 du 12 novembre 2014 ; Wyler Rémy, La protection du travailleur âgé au bénéfice d’une grande ancienneté, in : Regards de marathoniens sur le droit suisse, Mélanges publiés à l’occasion du 20e « Marathon du droit », Genève 2015, p. 187 ss).

Au vu de ces récents développements, il semble avisé de conseiller à un dirigeant prudent de miser sur la prévention en relation avec la gestion des problématiques privées rencontrées par ses collaborateurs. Il aura le choix entre diverses démarches telles la formation spécifique de certains de ses managers par exemple ou la mise à disposition de ses employés d’un programme de soutien ou d’assistance visant à les accompagner dans les épreuves de la vie.

Quelques questions choisies

Concrètement et en lien avec la suspicion d’une dépendance (alcoolique, toxicologique ou médicamenteuse), la question centrale et initiale sera celle de savoir si le travailleur concerné est apte à travailler et s’il exécute correctement sa prestation. Lorsque l’employeur a connaissance d’une situation de dépendance présentant des incidences sur le lieu de travail, il devra intervenir. En dehors d’enjeux sécuritaires particuliers susceptibles de justifier une suspension immédiate du travailleur, un test de dépistage pourra être sollicité par l’employeur lorsque la question de la capacité à exercer le travail se pose, étant précisé qu’une personne indépendante devra être désignée pour procéder à ce contrôle. Une convention thérapeutique pourra aussi être proposée respectant les conditions posées par l’article 27 CC et engageant le travailleur dans un processus de traitement auprès d’un professionnel. Le non-respect par le travailleur des instructions de l’employeur ou de la convention thérapeutique valable légitimera l’employeur à lui notifier un avertissement ou à le licencier en cas de risque d’accident par exemple ou d’atteintes aux intérêts de tiers tels les collègues ou les clients (TAF, arrêt A-2834/2008 du 8 octobre 2008). En présence d’un travailleur âgé et employé de longue date, il conviendra de bien documenter les démarches entreprises à titre de solutions « sociales » avant la résiliation afin d’être en mesure, cas échéant, de contrer une éventuelle dénonciation par le travailleur de son licenciement. En dehors de tout soupçon, un programme de prévention des problèmes de dépendance pourrait aussi être proposé aux travailleurs ou, à défaut, l’instauration de règles concernant l’état de sobriété exigé sur la place de travail.

Concernant les relations intimes consenties sur le lieu de travail, la question se pose de savoir quand elles doivent être tolérées par l’employeur et dans quelles circonstances elles peuvent au contraire justifier une sanction, voire un licenciement. En principe et au vu des explications données ci-dessus, il convient de retenir que de telles relations appartiennent à la sphère privée des collaborateurs concernés. Cela étant, à l’instar de la problématique des dépendances, il convient de se poser la question de l’impact d’une telle relation sur la qualité du travail ou les intérêts légitimes de l’employeur. Une pesée des intérêts en présence devra donc intervenir et le principe de proportionnalité devra être respecté. Le Tribunal fédéral a jugé qu’une liaison répétée entre un supérieur hiérarchique et des personnes en formation était de nature à déstabiliser un service et à interférer sur les évaluations du formateur, justifiant ainsi le licenciement du supérieur (TF, arrêt 8C_239/2010 du 9 mai 2011). Sous l’angle de la proportionnalité, le licenciement immédiat préventif d’un collaborateur ayant entretenu une liaison au travail a été jugé injustifié au motif qu’une telle solution extrême ne pouvait être adoptée qu’en présence d’une perturbation grave, éventuellement après avoir introduit sans succès les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre de l’employeur en termes d’organisation notamment (TF, arrêt 8C_873/2010 du 17 février 2011).

Enfin, la question de l’envoi de travailleurs à l’étranger mérite quelques développements sous l’angle de la gestion des problèmes privés susceptibles de se présenter. A l’instar des entreprises dites « à tendance », l’envoi de travailleur dans un environnement de travail particulier peut justifier des directives imposant un comportement déterminé même en dehors des heures de travail. En effet, dans un tel contexte, les mesures de protection jugées appropriées au regard du principe de la proportionnalité doivent être adaptées aux circonstances en vigueur dans le pays de la mission. Il en découle que les facteurs politiques et spécifiques du lieu de travail devront être considérés dans le cadre de l’étendue du devoir de protection incombant à l’employeur. En définitive, l’on peut retenir que plus les risques d’atteintes à la personnalité du travailleur sont conséquents, plus intensive devra être la protection par l’employeur qui pourra par exemple imposer, selon les circonstances, le respect d’un couvre-feu à ses travailleurs, l’interdiction d’accès à certaines zones ou des règles de comportement destinées à éviter la transmission de maladies répandues dans certaines régions. Dans ce même contexte, la question se pose de savoir si la protection de la personnalité du travailleur s’étend également à ses proches dont la présence sur le lieu de mission est connue de l’employeur et acceptée par ce dernier. A l’évidence et si l’employeur est tenu d’offrir un cadre de travail et de vie sûr à son travailleur voyageur, celui-ci devrait aussi bénéficier à la famille du travailleur (Donauer Daniel / A. Möri Barbara, Die privatrechtliche Fürsorgepflicht des Arbeitgebers und rechtliche Konsequenzen [unter besonderer Berücksichtigung des Gesundheitsschutzes bei Auslandeinsätzen], PJA 2015, p. 1049 ss). 

Conclusion

Si l’employeur n’a pas à se préoccuper de chacun des problèmes privés du travailleur, il n’en demeure pas moins qu’il semble tenu, à considérer les dernières tendances jurisprudentielles rendues sous l’égide de l’article 328 CO, à de plus en plus d’égards. La frontière entre vie privée et vie professionnelle étant difficile à délimiter, une approche préventive, circonstanciée et flexible paraît désormais indispensable pour atteindre le juste équilibre recherché, soit une protection appropriée des intérêts privés du travailleur. Enfin, la documentation par l’employeur des instructions et démarches données ou entreprises dans ce contexte est centrale.

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